Le tokenisme handi : je ne veux plus ĂȘtre votre faire-valoir
- Laetitia Rebord
- 11 août
- 5 min de lecture

Jâaimerais aujourdâhui vous parler dâun phĂ©nomĂšne insidieux, trop peu nommĂ© mais omniprĂ©sent dans les milieux associatifs, professionnels, militants ou institutionnels : le tokenisme handi, ou encore le handi-washing.
Câest quoi le tokenisme handi ?
Câest quand on invite une personne en situation de handicap « pour faire bien » mais sans rĂ©elle volontĂ© dâinclusion ni reconnaissance de ses compĂ©tences. On vient chercher lâimage, la caution morale, lâeffet vitrine, mais pas la compĂ©tence, ni la rĂ©munĂ©ration, ni la collaboration durable. Câest exactement comme le greenwashing dans lâĂ©cologie : un emballage dit progressiste qui cache une rĂ©alitĂ© inchangĂ©e, voire oppressive.
Câest donner la parole Ă une personne concernĂ©e... mais ne pas lâĂ©couter. Lâinviter Ă une table ronde... mais ne pas la payer. Lâajouter sur un programme... mais ne pas lui donner de pouvoir de dĂ©cision. LâintĂ©grer dans un projet... mais lâeffacer une fois quâil est lancĂ©.
Ce que jâessaie de vous dire, câest que ce nâest pas de la reconnaissance : câest de lâinstrumentalisation.
Mon parcours : entre expertise et invisibilisation
Je suis paire-aidante en santĂ© sexuelle et handicap. Jâai fondĂ© SexpairÂź en 2021, une entreprise engagĂ©e, oĂč je mets Ă disposition mes savoirs expĂ©rientiels et professionnels, pour accompagner mes pairEs, faire Ă©voluer les reprĂ©sentations, dĂ©construire le validisme, et proposer des outils dâĂ©ducation Ă la sexualitĂ© hybride.
Ă peine lancĂ©e, jâai Ă©tĂ© sollicitĂ©e par les centres IntimAgir, des dispositifs mis en place Ă la suite du rapport Piveteau-Wolfrom et du plan dâaction gouvernemental pour mieux accompagner la vie affective, intime et sexuelle des personnes en situation de handicap. Lâobjectif affichĂ© est de garantir un accĂšs effectif aux droits sexuels et reproductifs, Ă travers des actions de sensibilisation, de formation et dâaccompagnement. Chaque centre est censĂ© rĂ©unir des professionnelLEs formĂ©Es (travailleureuses sociales/aux, sexologues, Ă©ducateurices, etc.) capables de proposer un accompagnement respectueux des choix et besoins des personnes concernĂ©es.
Ces centres sont portĂ©s par des structures comme des associations gestionnaires du mĂ©dico-social, des CREAI (Centres rĂ©gionaux d'Ă©tudes, dâactions et dâinformations), ou encore certains Plannings familiaux.
Sur le papier, lâinitiative est louable. Mais dans les faits, on constate souvent un Ă©cart entre lâintention et la mise en Ćuvre : peu de place est rĂ©ellement donnĂ©e aux personnes concernĂ©es, que ce soit dans la gouvernance, la formation ou l'intervention. Lâexpertise des personnes en situation de handicap est parfois rĂ©duite Ă un tĂ©moignage, un simple apport ponctuel, sans reconnaissance financiĂšre, ni intĂ©gration Ă long terme. Le risque est grand de tomber dans le "handi-washing", en affichant une volontĂ© dâinclusion sans mettre en place les moyens structurels pour quâelle soit rĂ©elle et durable.
On mâa appelĂ©e Ă leur crĂ©ation pour donner des confĂ©rences, animer des groupes dâexpression, partager mon expĂ©rience, porter ma parole de concernĂ©e. Ă ce moment-lĂ , tout le monde semblait raviE dâafficher que « oui, on a demandĂ© Ă une personne handi ».
Mais aujourdâhui, alors que ces centres sont officiellement créés, structurĂ©s, financĂ©s... je ne suis plus rĂ©fĂ©rencĂ©e quasi nulle part. Invisible. IgnorĂ©e. ĂvincĂ©e.
Alors je pose la question : était-ce pour mon expertise, ou juste pour votre image ?
Quand on me demande de travailler gratuitement⊠pour des événements payants
RĂ©cemment, une organisatrice dâun Ă©vĂ©nement sur les sexualitĂ©s dites « inclusives » Ă Strasbourg mâa contactĂ©e pour une confĂ©rence. Elle tient un love shop, mâa dit quâil nây avait « pas beaucoup dâargent » mais que je pouvais envoyer mon tarif, quâelle verrait ce quâelle pourrait faire. Jâai proposĂ© une confĂ©rence sur le validisme en santĂ© sexuelle.
Jâai appris ensuite que lâentrĂ©e Ă lâĂ©vĂ©nement Ă©tait payante et plutĂŽt coĂ»teuse. Je nâai jamais eu de retour. Ma confĂ©rence a pourtant attirĂ© du monde, contribuĂ© au succĂšs de lâĂ©vĂ©nement. RĂ©sultat ? Aucune rĂ©munĂ©ration, pas mĂȘme un bon dâachat. Juste un stand paumĂ© dans un coin, sans rien Ă vendre.
Encore une fois, jâĂ©tais lĂ pour dĂ©corer. Pour cocher la case « diversitĂ© ». Pas pour ĂȘtre reconnue Ă la hauteur de mon travail.
« On ne vous recommande pas⊠parce que câest payant »
On me dit parfois quâon ne recommande pas mes services, parce que je fais payer. Mais le problĂšme nâest pas lâargent : ces mĂȘmes structures nâhĂ©sitent pas Ă recommander des sexologues, des sages-femmes, des psy, des pros de la santĂ© sexuelle. Ce quâelles refusent de reconnaĂźtre, câest ma lĂ©gitimitĂ© professionnelle, mon statut de paire-aidante encore mal reconnu en France.
Je suis compĂ©tente, je suis formĂ©e, jâinterviens, jâaccompagne. Et pourtant, je dois sans cesse justifier pourquoi je mĂ©rite un salaire.
Mon ancienne entreprise : 17 ans de bons et loyaux services⊠sans reconnaissance
Le cas le plus flagrant de cette exploitation a Ă©tĂ© mon ancienne entreprise, oĂč jâai travaillĂ© 17 ans comme traductrice diplĂŽmĂ©e dâun Master 2, en tĂ©lĂ©travail.
On mâa proposĂ© au bout de 15 ans de coordonner la politique diversitĂ©, Ă©quitĂ© et inclusion. Jâai acceptĂ©, dans lâespoir de faire bouger les lignes. Jâai permis Ă lâentreprise dâobtenir la certification Qualiopi, un sĂ©same financier. Je lâai fait gratuitement, sans modification de contrat, sans reconnaissance formelle.
Un jour, jâai proposĂ© de devenir officiellement RĂ©fĂ©rente handicap. On mâa rĂ©pondu que ce nâĂ©tait pas obligatoire car on Ă©tait « moins de 250 salariĂ©s ». Oui, mais je faisais dĂ©jĂ ce travail !
Un Ă©tage entier restait inaccessible sans ascenseur. Lâinstallation aurait coĂ»tĂ© 70 000 âŹ. Or, lâentreprise versait chaque annĂ©e 30 000 ⏠à lâAGEFIPH faute dâemployer suffisamment de personnes handicapĂ©es. Jâai montrĂ© que deux ans dâembauche de personnes handicapĂ©es suffisaient Ă amortir lâinvestissement. RĂ©ponse ? Le silence.
Jâen ai eu assez dâĂȘtre la mascotte handicapĂ©e, celle quâon exhibe lors des Ă©vĂ©nements inclusifs⊠mais quâon nâĂ©coute pas. Jâai dĂ©missionnĂ©, dĂ©sabusĂ©e. ExploitĂ©e. InvisibilisĂ©e.
Ce nâest pas juste mon histoire : câest systĂ©mique
Ce que je vis, je ne suis pas la seule Ă le vivre. Ce nâest pas un cas isolĂ©, ni un « malentendu ». Câest systĂ©mique.
Le validisme, ce systÚme qui dévalorise les personnes handicapées, est ancré dans toutes nos institutions, nos pratiques professionnelles, nos façons de penser. On invite les personnes concernées⊠mais on ne les rémunÚre pas. On applaudit leur parole⊠mais on ne change rien derriÚre. On se donne bonne conscience⊠sans jamais partager le pouvoir.
Tant quâon ne reconnaĂźt pas que le problĂšme est collectif, structurel, systĂ©mique, rien ne changera.
Je ne veux plus ĂȘtre votre caution handicap. Je veux ĂȘtre reconnue comme professionnelle, comme actrice de changement, comme humaine Ă part entiĂšre.
Et je ne suis pas la seule.